Comme nous le laissions
entendre dans une note du 23 Octobre dernier la Turquie ne se prive pas d’intervenir en territoire kurde irakien à sa guise
sous motif d’y pourchasser les membres du P.K.K..
Depuis six semaines les
bombardements aériens, pilonnages d’artillerie et incursions au sol se
multiplient. Hier 700 soldats turques
ont pénétré de huit kilomètres à l’intérieur des frontières du Kurdistan
, il s’agit d’un message clair aux Etats-Unis alors même que Condoleezza Rice
visite actuellement le nord irakien.
Aucune opération d’envergure
n’a cependant été engagée. Fin Octobre les Turques laissaient entendre qu’ils
pourraient ordonner aux 100.000 hommes massés dans les montagnes du Sud-Est du
pays de passer la frontière, scénario cauchemardesque pour les Etats-Unis qui
pouvaient jusque là compter sur une relative stabilité de la région au
contraire du reste de l’Irak.
Je considère pour ma part
que le gouvernement turque n’a pas changé de stratégie vis à vis du
« problème kurde » et a décidé de s’emparer du prétexte, stupidement
offert par le P.K.K., pour déstabiliser le quasi état kurde et éviter ainsi
qu’il ne se transforme en une véritable République indépendante.
A l’inverse Washington
considère de son intérêt stratégique la constitution d’une entité amie,
autonome, ethniquement cohérente et économiquement forte. Déstabiliser le Nord
de l’Iran et morceler l’Irak et ses réserves pétrolières en sont les
principales motivations avancées. L’argument ethnique nous parait cependant
être la raison profonde justifiant d’une telle volonté comme l’illustre la
carte ci-dessous.
Washington, par la voix de
Condoleeza Rice, a clairement laissé entendre sa volonté de remodeler
l’ensemble proche et moyen oriental en s’appuyant, au contraire de ce que les
français mais surtout les anglais avaient pu faire au début du siècle dernier,
non pas sur les mélanges ethniques et religieux (diviser pour mieux régner)
mais plutôt sur des ensembles cohérents rassemblant des populations qui
partageraient culture, religion et intérêts économiques uniques ou compatibles.
La question est donc de
savoir pourquoi Ankara n’a pas jugé bon de se laisser entrainer dans un conflit
de grande ampleur plutôt que d’agir à coups de frappes ponctuelles et limitées.
Tout d’abord l’état major
turque, bien que trépignant d’impatience à l’idée de venger ses morts, voit
bien que la topographie montagnarde de la région et l’hostilité des populations
locales constituaient un problème plus insoluble encore en Irak que ce qu’il est
en Turquie même depuis plusieurs dizaines d'années.
D’autre part la violence en
Irak s’est déplacée du centre vers le nord du pays jusqu’ici épargné, la
déstabilisation est donc en marche. Que le « parrain » iranien de
l’insurrection ait choisi d’appuyer son allié de circonstance face au P.K.K.
(voir NOTE) constitue une hypothèse crédible, plus vraisemblable en tous cas
qu’un éventuel succès des troupes US dans la région de Bagdad, résultat supposé
du récent renfort de 20.000 hommes ordonné par Bush.
Les forces turques, par
leurs frappes répétées en territoire kurde, participent d’une
« libanisation » de la région. Comme le Hamas dans le sud libanais le Parti des travailleurs kurdes
se transformera rapidement en une source de dissensions internes au Kurdistan
entre ceux qui, las de toute violence, préconiseront la coopération avec la
Turquie face à ce qui leur apparaitra comme un mouvement terroriste, et les
autres, partisans du P.K.K. ou non mais que les incursions turques et leurs
inévitables « dommages collatéraux » finiront par enfermer dans la
haine du voisin agresseur.
La seule différence notable
entre la situation en gestation au Kurdistan et celle en vigueur au Liban
concerne la constitution ethnique et religieuse des deux régions. L’unicité
d’origine, de culture et de religion du peuple kurde suffira t’elle à déjouer
les plans turques et les divisions internes ? C’est possible mais cela est
généralement le cas face a un adversaire unique focalisant contre lui tous les
ressentiments. La remontée de l’insurrection irakienne vers le Nord, en
« diversifiant » les ennemis et les intérêts pourrait bien mettre a
mal ce type de solidarité.
Le soutien en apparence(1)
vacillant des Etats-Unis suite aux pressions d’Ankara, rappellera
aux populations kurdes la trahison (2) de Bush père en 1991 et risque d’être
interprétée « lâchage » supplémentaire participant alors au désordre
régional.
(1)Le revirement de Washington face au P.K.K. semble à la fois trop subit et trop affiché pour être sincère.
(2) Au printemps 1991, Saddam Hussein massacre les kurdes que la coalition avait incité à se révolter contre le Rais.
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